Le monde de l’emploi et de la formation a grand besoin de se décloisonner - partie 2

C’est un message de libération qu’envoient les acteurs de la formation réunis par Références pour un tour de table autour des défis amenés par la digitalisation des métiers, la pénurie de compétences, le besoin de formation tout au long de la vie et les effets de la crise sanitaire sur le travail.

Déceler les bonnes tendances

« La pandémie a donné une ampleur accrue à certains sujet : le télétravail et le travail hybride, bien entendu, mais également le bien-être au travail et l’attention à la santé mentale, la diversité et l’inclusion, le travail en réseau dans la délégation et la confiance, la remise en question des procédures, etc. », cadre Michel Verstraeten interpellant les acteurs de la formation sur la façon dont ces tendances s’inscrivent dans leurs programmes.

« Toutes les formations que nous développons doivent avoir un lien avec la transformation digitale, les new ways of working, la question écologique ou l’actualité comme le Brexit ou les impacts de la guerre en Ukraine, réplique Stéphanie Peremans. Les aspects liés au bien-être sont très présents, mais on constate que ces formations sont moins suivies que des classiques tels qu’Office ! La veille est importante pour déceler les bonnes tendances et nous adapter : le management à distance et le pilotage des équipes hybrides sont aujourd’hui au centre des préoccupations. Pendant la crise sanitaire, nous avons complètement revu notre catalogue, y compris dans les formats. Nous étions sur des trajets présentiels d’assez longue durée. Nous sommes passés à des formats plus courts, soit à distance, soit en présentiel, tout en adaptant nos angles d’approche et en morcelant les formations en unités indépendantes. Quelque 450 formations ainsi ont été redéployées en 9 mois de temps. »

« Notre public en alternance est, lui, resté dans l’entreprise quand le travail y était possible, précise Marie-Anne Noël. L’accent a été mis sur la formation à la sécurité et l’hygiène au travail, au point que c’est parfois l’apprenant qui transmettait des apprentissages dans l’entreprise ! Nous nous adressons à une population qui a un grand besoin de trouver du sens dans ce qu’elle fait. Nous misons dès lors beaucoup sur la pédagogie par projet, l’apprentissage autour de cas concrets. Une façon de le faire consiste à décloisonner et à intégrer les cours généraux — comme le français ou les mathématiques — aux cours pratiques. Le théorème de Pythagore est essentiel en menuiserie pour la réalisation des escaliers… »

« Au-delà de la question du bien-être au travail se pose l’enjeu du bien-être dans la formation, souligne Vincent Giroul. La formation comme le travail s’inscrivent dans un ensemble de réalités qui peuvent agir soit comme des vecteurs positifs, soit comme des vecteurs de pression. Ainsi, les éléments du contexte de vie de la personne vont peser sur son parcours de formation et, dans la mesure du possible, nous devons les prendre en compte et veiller à fournir l’accompagnement adéquat. Nous avons par exemple des jeunes de 18 ans sans logement, mais dans une démarche extrêmement positive de formation. Il importe que vivre une situation de fragilisation extrême ne fragilise pas encore plus le parcours de formation. Pour pouvoir se former, il faut se trouver dans de bonnes conditions. En alternance, les apprenants sont dans la réalité de l’entreprise, avec son haut niveau d’exigences. En cas d’absence ou de retard, on retombe vite dans une spirale d’échec, alors que la formation doit contribuer à la réinsertion. »

Des métiers à haut potentiel d’insertion

La nouvelle liste des métiers en tension de recrutement du Forem compte cette année 141 fonctions, soit 15 de plus par rapport à la liste de 2021. De son côté, Actiris dénombre 113 métiers critiques en Région de Bruxelles-Capitale. « Les pénuries de compétences s’aggravent, commente Michel Verstraeten. Deux questionnements à ce sujet. Ne pourrait-on pas connecter ces métiers en pénurie à ceux dont les métiers disparaissent ? Comment par ailleurs orienter l’aide publique en amont de la perte d’emploi vers la reconversion, afin d’éviter aux gens de passer par la case chômage ? »

« Une série d’analyses dans différents secteurs montrent que la pénurie de compétences n’est pas uniquement liée à la qualification, explique Yves Magnan. Les pénuries sont multi-factorielles et ne vont pas se résoudre uniquement par la compétence. La formation ne sera qu’un des moyens. En cumulant les offres du Forem, de l’IFAPME et de l’EFP, nous avons plus de 300 à 350 propositions de formations menant à répondre aux pénuries. Le problème n’est pas du côté de l’offre. Nous sommes capables de former les personnes qui le veulent. Ce qu’on devrait faire davantage, c’est — on l’a dit — identifier les métiers en déliquescence, chercher les méta-compétences et voir comment elles peuvent être utiles ailleurs, en proposant alors des trajets d’accompagnement. »

Un des défis consiste à attirer les jeunes vers les formations conduisant aux métiers en tension. « Malgré les primes associées à certaines formations, on ne voit pas foule se battre ou faire la file devant les centres de formation, regrette-t-il. C’est en amont qu’il faut investir. Des études montrent que le choix de l’orientation se joue vers 10-12 ans et que c’est l’environnement familial et social qui est le plus influençant. »

La difficulté à orienter vers les métiers en demande est de plusieurs ordres, rappelle ainsi Marie-Anne Noël. « L’image de ces métiers n’est pas toujours positive, ni attractive alors que leur pénibilité est devenue plus relative. Et, dans les écoles, on n’en parle pas. Quand est organisée la soirée carrière, on invite les médecins, les ingénieurs, les informaticiens, les psychologues, les juristes, mais jamais un maçon, un électricien ou un boulanger. On n’invite pas l’IFAPME, ni l’EFP pour présenter l’alternance et l’opportunité pour les jeunes que peuvent représenter les métiers en pénurie. Les parents veulent que leurs enfants aillent à l’université, ce qui conduit parfois ensuite à la nécessité de reconversion. »

Michel Verstraeten confirme et regrette le grand mépris qui touche le non-universitaire et, plus particulièrement, les métiers techniques : « Il existe un énorme travail à mener sur l’orientation positive. » L’IFAPME s’y attelle avec des stages de découverte en entreprise dès 15 ans. « Nous collaborons avec des influenceurs sur les réseaux sociaux. Nous organisons des concours avec les secteurs professionnels pour, ensemble, revaloriser l’image de ces métiers. » L’EFP a été à l’initiative du Défi Des Talents, journée de découverte métier interactive et innovante proposée aux élèves bruxellois de deuxième et de troisième secondaires. À cette occasion, ils peuvent se confronter de façon vivante à une vingtaine de métiers. « Les enseignants ouvrent alors des yeux énormes, par rapport aux possibles qu’ils ne connaissent pas, mais aussi par rapport à l’attitude et l’engagement de leurs élèves dans les activités », note Vincent Giroul qui suggère de ne plus parler de « métiers en pénurie », mais bien de MHPI+E, à savoir de « métiers à haut potentiel d’insertion et d’épanouissement ». Car, dit-il, « la manière de parler de l’object construit un imaginaire. Parler de pénurie amène à s’interroger : pourquoi le métier est-il en pénurie ? Est-ce qu’il le sera encore demain ? Et s’il ne l’est plus, pourquoi s’y former ? Tout ça ne donne pas envie. »

Un autre paradigme à revoir : celui selon lequel, à 25 ans, on devrait avoir déjà toutes les cartes en main pour son avenir professionnel, estime Michel Verstraeten. « On retrouve cette idée dans l’injonction : ‘Fais le droit ou la psycho, ça va t’ouvrir des portes’, illustre-t-il. Mais, à 18 ans, la maturité ou la motivation ne sont pas toujours présentes. Les taux d’échec sont alors importants. Et on se retrouve ensuite avec des universitaires qui doivent accepter des jobs moins qualifiés. Quelque chose de plus intelligent serait d’accepter qu’à 19 ou 20 ans, on puisse sortir d’un parcours scolaire, peut-être infructueux, pour avoir une première expérience professionnelle. Puis, par la suite, embrayer à nouveau vers une expérience formative, dans une logique d’apprentissage tout au long de la vie. Aujourd’hui, le CESS apparaît comme une sorte de plafond de verre… »

Vincent Giroul évoque l’expérience de cet alternant sorti d’une formation de mécanicien automobile. « Aujourd’hui, il est un des meilleurs techniciens Ferrari au monde, quasiment un mini-ingénieur. Il a tout ce qu’il faut pour capitaliser sur son parcours et se former pour aller plus loin dans ce métier hautement technologique, dans le supérieur universitaire. En cloisonnant les niveaux, on se prive clairement de compétences à cause de cet effet d’étranglement… Le paradigme est donc à revoir. »